En jetant un regard sur les héritages du passé, on peut constater que pour s’arracher à la vie, 1 les Hippolytois ont su tirer le meilleur parti des conditions, mêmes pénibles, de leur situation.
Ainsi, en 1929, la crise boursière a entraîné l’effondrement des prix des matières premières comme le bois de construction et les produits de la ferme, maigres ressources supplémentaires des revenus de la majorité des familles d’agriculteurs hippolytois. Pourtant, ce dur moment économique a fait naître une économie de service. La venue de familles bourgeoises qui fuyaient la pollution de la ville a permis à de nombreuses filles d’agriculteurs d’apprendre à servir dans ces familles qui s’installaient dans leurs villas estivales, à proximité de nos lacs. Riches de ces acquis, elles sont devenues les maîtres d’œuvre de l’ouverture de nombreuses maisons de pension qui accueillaient les vacanciers de passage de plus en plus nombreux.
Période d’apprentissage
Il ne faut pas croire que cet apprentissage a été facile pour ces jeunes filles! Il fallait faire ses preuves dans les habilités à servir avant d’obtenir la confiance de ces dames habituées à gérer des employés montréalais. En cette époque sans électricité, donc sans la commodité d’appareils ménagers, tout était fait à la main. D’abord engagées au grand ménage de la maison, elles devaient frotter les murs et les plafonds, souvent lambrissés de bois verni au teint sombre pour enlever la suie qui y était déposée et qui provenait des poêles et foyers à bois de la maison. Critère de satisfaction : les faire reluire au contre-jour de la lumière du jour provenant des fenêtres!
Puis revenait régulièrement le lavage de la nombreuse literie des maîtres et de leurs visiteurs de passage. À cette époque, cela comportait beaucoup de voyages avec des chaudières d’eau, au puits de surface pour remplir les boilers2 posés sur le poêle à bois afin d’y bouillir le linge qui trempait dans une eau chaude savonneuse. Le bouillonnement et le brassage créaient des bulles qui, en se faufilant entre le linge, délogeaient la saleté. Après quelque temps, muni d’un grand bâton, on transférait ce linge pesant dans une cuve d’eau froide. Méticuleusement, on vérifiait si des taches résistantes devaient être frottées sur la planche à laver3, au savon commercial, Barsalou4, luxe citadin à cette époque où plusieurs familles d’agriculteur faisaient leur savon de pays5. Puis, venaient, ensuite, le pénible essorage à la main et leur suspension sur de longues cordes à linge, installées à l’extérieur, afin qu’il sèche au vent.
Habiles maîtresses
Par chance, les soirées étaient plus doucereuses. Assises au salon, pièce inexistante à l’époque dans les maisons d’habitants, les dames initiaient les jeunes filles à l’art du crochet et de la broderie. Ces dames y étaient généralement habiles, car à cette époque, c’était la seule formation accessible pour elles dans les écoles d’arts ménagers puisque l’éducation supérieure était réservée aux garçons. Ainsi, à la lueur de la lampe à l’huile et sous leur direction, les jeunes filles confectionnaient des collets ouvragés de dentelle de fils. Très à la mode, ces collets enjolivaient les robes sombres et austères de cette époque. D’autres soirs, les dames les initiaient à la broderie avec des fils colorés rapportés des boutiques montréalaises, par les maris généreux. Elles transformaient ainsi, en joli cadeau, des taies d’oreiller ou des tabliers confectionnés à partir du tissu commercial des poches de farine qui, une fois blanchies, prenaient toute autre allure avec ces motifs. Elles y brodaient, initiales, fleurs ou tout autre motif plus élaboré. Cette literie devenait des trésors de leur coffre d’espérance 6 ou des cadeaux pour leur famille ou leur amoureux.
1 S’arracher à la vie : expression populaire qui signifie que l’on met tout en œuvre pour subvenir à ses besoins et à ceux de son entourage.
2 Boilers : cuve métallique de forme ovale qui couvre deux ronds d’un poêle à bois.
3 Planche à laver : surface raboteuse de bois, de métal ou de verre sur laquelle, à l’aide d’un savon, on frotte des tissus. Dans la culture de La Nouvelle-Orléans, cet objet est devenu un instrument de musique traditionnelle.
4 Les familles des industriels Barsalou, Desjardins et Dufresne sont à l’origine de la ville Maisonneuve, aujourd’hui, devenue quartier montréalais. En 1925, au moment de la construction du pont Jacques-Cartier, les ingénieurs ont été obligés de courber la rue d’accès au pont, côté montréalais, à cause du refus de la compagnie Barsalou d’être expropriée.
5 Savon de pays : On le fabriquait en recueillant les huiles de cuisson et en y mélangeant de l’eau et des cendres de bois.
6 Coffre d’espérance : Coffre, souvent en cèdre, que la jeune fille du temps passé remplissait de beau linge de maison, la plupart du temps cousu, tissé ou brodé de ses mains… dans l’espérance du jour où elle emménagerait avec un mari tout neuf, dans une maison bien à elle, pour y fonder une famille.