Y a-t-il eu un jour une anguille dans ce petit bassin d’eau douce pour qu’on lui donne ce nom? Tant de fois, j’ai posé cette question aux aînées de mes familles parentes, Lachance et Sigouin qui vivent à proximité. À ce jour, je n’ai eu que sourire, laissant toujours ainsi planer le mystère.
Anguille dans les lacs laurentiens?
Aujourd’hui, plus de 60 ans plus tard, je me questionne encore. Y a-t-il déjà eu une anguille dans ce bassin d’eau peu profond. Ceux qui s’intéressent au monde des anguilles, les thalassotoques, nous apprennent que ce poisson migrateur naît et se reproduit en eau salée et migre dans des affluents d’eau douce pour y passer une grande partie de sa vie. Or, comment peut-il y avoir eu des anguilles dans les plans d’eau douce de Saint-Hippolyte puisqu’aucun n’est relié à un affluent du Saint-Laurent menant à son golfe d’eau salée?
Anguille ou sangsue?
Pour poursuivre ma quête, il me faut donc envisager d’autres pistes de compréhension. Examinons du côté de l’environnement. Un élément reste constant, hier comme aujourd’hui : la présence de sangsues dans ce bassin au fond herbacé et boueux. Ces animaux, les Hirudinea avec plus de 650 espèces et sous-espèces, toutes n’étant pas encore répertoriées, restent toujours entourés de mystère et surtout de peur. Car les sangsues sont hématophages, se nourrissant de détritus végétal et animal, dont le sang. Certaines peuvent atteindre plus de 30 centimètres. C’était peut-être le cas dans ce bassin avant la colonisation de ce territoire.
Du côté de l’histoire
Peut-être trouverons-nous une piste de réponse du côté de l’histoire. En 1855, la municipalité de Saint-Hippolyte est créée en regroupant des parties des cantons de Wexford au nord, de Kilkenny à l’est et d’Abercrombie à l’ouest. Ainsi sur le plan cadastral du canton d’Abercrombie en 1845, dressé par l’arpenteur-géomètre de Joseph-Hermyle Leclair, le lot où se trouve le lac appartient à Bénoni Lachance, mais le tracé de l’emplacement du lac à l’Anguille ne mentionne aucun nom.
Des voisins, les de Montigny
Poursuivant notre quête historique, on apprend qu’en1876, la famille de Charles-Édouard de Montigny en est le plus proche voisin. Avocat de Saint-Jérôme, ce dernier a acquis le lac voisin (aujourd’hui le lac Bleu), auquel il donne son nom et y réside l’été avec sa famille dans un chalet rustique construit sur une île au sud d’un lac.1 Les enfants de Montigny adorent explorer la faune et la flore environnante qui est alors sans doute à l’état naturel, formé par les derniers millénaires.
L’imaginaire légendaire de Louvigny Testard de Montigny (1876-1955)
Photo : Wikipédia
C’est peut-être ici qu’entre en scène l’un des enfants de Montigny. On sait que le jeune Louvigny Testard de Montigny s’intéresse beaucoup alors aux récits légendaires. On lit dans sa biographie que, lors de ses études au collège Sainte-Marie à Montréal, il lit tout ce qui concerne les contes et légendes dites alors du Canada français. Pas étonnant qu’à 22 ans, engagé comme jeune journaliste au journal La Presse, paraît sous sa plume le 22 février 1898, le conte Le Rigodon du diable. Ce texte est aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs contes québécois du 19e siècle. Son intérêt pour les contes et légendes ne se dément pas durant sa carrière d’écrivain, de poète, de critique et de traducteur au parlement du Canada où parfois, il utilise le pseudonyme de Carolus Glatigny. Parmi ses légendes, on retrouve celle du Loup-garou du lac Nominingue paru dans son essai Au pays de Québec en 1945. Pour ce recueil, Louvigny de Montigny a reçu le prix Ernesta Stern de la Société des gens de lettres du Canada français.
Le jeune Louvigny a-t-il confondu sangsue et anguille? Sa parole est-elle devenue vérité?
Rapprochant aujourd’hui ces faits, on peut supposer qu’à cette époque, les sangsues présentes dans ce bassin étaient plus volumineuses et que la méprise était facile. D’autant plus qu’on distinguait peu alors ces espèces rampantes : couleuvres, anguilles et sangsues étant facilement confondues. De plus, n’étaient-elles pas associées au Malin dans les récits évangéliques; rampant et attendant leur proie dans les espaces sombres et troubles. Et puis, pour les gens du peuple, peu instruits à cette époque, les propos des de Montigny n’étaient-ils pas vérité, eux qui avaient fréquenté les grandes écoles! Le mystère reste entier.
1 En 1889, lorsque le juge Lamothe donne son nom au lac, l’île, plusieurs chalets modernisés et une chapelle deviennent le Domaine du Château Bleu. Aujourd’hui ce domaine abrite le camp Hiboux des Jeunes.
Lac à l’Anguille entre le lac Bleu et le lac Connelly.
Photo : Google Mapp
TOPO : lac à l’Anguille
Le lac à l’Anguille est un petit bassin d’eau peu profond au sol vaseux et herbacé situé entre le lac Bleu et le lac Connelly dans sa partie sud, dans la municipalité laurentienne de Saint-Hippolyte. On y accède par le chemin du lac Bleu, direction est à son intersection sur le chemin du lac à l’Anguille. Ce lac s’alimente en eau par le ruissellement du bassin versant nord-sud qui se prolonge dans sa partie sud par des tourbières et marécages. Le développement immobilier ne s’est fait que dans sa partie est, plus élevée. Le 5 décembre 1968, la Commission de toponymie du Québec lui a donné officiellement le nom de lac à l’Anguille, reprenant ainsi le nom sous lequel les habitants de la région le désignaient depuis le 19e siècle.
Le kiosque du Domaine du P’tit lac Connelly
Eustache et Aline Lachance
Autrefois, il était facile de repérer l’accès au lac à l’Anguille et de profiter de son aire récréative gratuite : le Domaine du P’tit lac Connelly. En effet, lors des décennies 1950 à 1970, ce bassin d’eau, comme la plupart des lacs laurentiens, était accessible gratuitement aux familles, touristes d’un jour. Sur le chemin du lac Bleu, du côté nord de l’entrée vers le lac à l’Anguille, Eustache Lachance, sa conjointe Aline et ses enfants tenaient un petit kiosque snack-bar, dépanneur qui accommodait les citadins qui venaient profiter de la plage, d’une aire de pique-nique et momentanément, de quelques installations de camping au bord du lac à l’Anguille.
Vous aimeriez en connaître davantage sur Louvigny Testard de Montigny (1876-1955)? Annick-Corona Ouellette, professeure de français du cégep de Saint-Jérôme, traitera des Contes et légendes des Laurentides, le mercredi 13 mars 2024 de 12 à 14 h, au local D-340 du cégep. Le coût d’entrée est de 10 $.
Pour de plus information :
Pauline Desjardins 450 438-4876
Jacqueline Boiteau 450 431-5422