Ce mois-ci, Gisèle nous fait, une fois de plus, le cadeau de sa générosité. J’espère que lire ses confidences vous convaincra que visiter sa vie et laisser parler ses mémoires n’est pas une option, mais une mission humaine, si l’on veut naître et renaître chaque jour.
Témoignage de Gisèle : La couleur de nos souvenirs1
Je suis à préparer un album de photos pour le 80e anniversaire de naissance de mon père. J’ai passé et repassé, l’un après l’autre, tous les vieux albums de famille à la recherche d’émotions, de clins d’œil à ce qui fut. Ça fait remonter des images, ou plutôt de courts clips de mon ancienne vie, celle qui a été collée à la sienne depuis que je suis de ce monde. Petits dialogues engrangés dans la colonne souvenirs. Des histoires, des mots qui m’ont marquée, bien que parfois si anodins.
Une révélation
Entre autres, ce petit joueur de hockey de Boston, venu chez nous lors d’un échange inter ligue, qui ne voulait pas manger de hamburgers chez Harvey’s. Il voulait du McDo! Et en ces temps-là, l’invasion McDo n’avait pas encore rejoint la frontière canadienne. Souvenir pas rapport. Ou plutôt si. Ce qui m’avait frappée, c’est qu’il tenait tête à mon père. On l’héberge, on veut lui payer du resto, et il RE-FU-SE! Ça n’existait pas, ça, dans mon monde à moi. Chez nous, on est reconnaissants et obéissants. On ne tient pas tête aux adultes. On ferme notre gueule et on dit merci, même si on n’aime pas ça. Et là, j’apprends qu’il y a un monde autre. Un monde où on peut avoir des goûts et des dégoûts, et l’exprimer! Je ne l’ai jamais oublié.
Une porte venait de s’entrouvrir, pour toujours
Ça a probablement été un de mes ancrages, la lumière faite sur un monde où les enfants ont droit de parole et d’opinion. Et j’ai ajouté ça à ma collection de « ça se peut », comme un livre à ouvrir plus tard, classé bien proprement sur mes tablettes. La confirmation que je ne suis pas folle de penser autrement que mon père. Que mes analyses peuvent être prises en compte, que je peux débattre de mes opinions.
Maintenant, je sais que nos souvenirs prennent une couleur différente en vieillissant, en mûrissant. Au moment de leur présent, ils portent une charge émotive puissante pour s’imprimer dans nos neurones. On les revisite à l’occasion, et ils prennent alors la couleur d’une anecdote. On en rit, on en sourit, et on les oublie de nouveau. Jusqu’à ce qu’un jour, en ressurgissant d’une vieille photo jaunie, la sagesse leur donne sa couleur finale, celle d’une expérience importante dans notre parcours. Et ces souvenirs prendront la couleur de la vie.
Le Bonheur, il est là…
Oui, il est là, à l’intérieur de nos mémoires qui engrangent nos émotions, nos récits et nos sensations à chaque instant. Là, invisibles, comme « un grand livre à ouvrir » comme le dit Gisèle. Ces perles du temps deviennent magiquement visibles quand on les laisse nous parler… nous surprendre.
Finissons-en avec ce mépris du passé et de la richesse que tout ce langage accumulé représente. Même dans nos malheurs, il y a du merveilleux. Surtout si, au lieu d’en avoir peur, nous revisitons nos souvenirs en leur donnant la couleur du présent et de nos expériences conscientes.
1 Inspiré du titre Les Couleurs de nos souvenirs, livre de Michel Pastoureau.