81e journée au camp, 1920

Ma très bonne mère,

Je vous écris les nouvelles, avant le départ du convoi de billots pour New Glasgow, où le foremen les mallera cette lettre. Le père dort déjà. Il s’est couché après souper, l’horloge sonnait six heures. Son souffle est plaintif, il m’inquiète. Depuis trois jours, il a de la misère à faire ses journées. La semaine passée nous avons bûché, détrempé et gelé, sous cette mauvaise pluie d’hiver avec la peur au ventre de se blesser sur la croûte glissante. Ce redoux l’a rendu malade.

 

Le vieux drap suspendu dans notre coin du dortoir du camp empêche la chaleur d’entrer. Le père y tient. Il a ses principes. Il dit que ce coin c’est notre chez-nous qui nous protège des niaiseries pas catholiques des gars du camp. Il craint toujours pour moi depuis mon premier hiver au camp. J’avais 12 ans. Je me rappelle que le foreman ne voulait pas m’engager, le père a dit : On est pauvre!

 

Dans notre chez-nous, à l’abri des regards et à la lueur du fanal, on fait nos affaires comme à la maison. Tous les soirs, le père insiste pour qu’on plonge nos mains et notre visage dans la bassine d’eau chaude comme vous le souhaitez. On se frotte vigoureusement au savon du pays. Le vôtre sent si bon! À 12 ans, le père vérifiait mes oreilles, à 17 ans, j’ai appris! Étendus, débarrassés de notre misère de la journée comme dit le père, on jase. Le père raconte ses histoires. J’écoute, j’apprends. Avec lui je me prépare à la vie. Ce soir, comme il dormait avant notre prière du soir, j’ai récité seul la dizaine du chapelet. Comme lui, j’ai nommé tous les noms de la famille et invoqué le Bon Jésus de nous protéger. Rendu au nom du père, j’ai ajouté plus bas: « Bon Jésus guérissez-le ». Il a dû m’entendre. Sa respiration est devenue plus calme.

 

Demain, je le laisserai dormir et j’attaquerai seul le gros érable centenaire et branchu qui reste dans notre lot chaîné. Le bois de cet arbre va augmenter grandement notre quantité de billots; le père va être fier de moi; la paie va être meilleure. Soyez sans crainte, vous savez que je suis rendu un homme. Le père dit que je suis rendu meilleur que lui dans le bois! Moi, j’ajoute : « Parce que vous me l’avez appris! ». Le père rit.

 

Là, je me couche en pensant à vous et à mes projets : celui de m’installer sur le lot à côté de chez nous et de prendre le train à Saint-Jérôme pour Montréal. Ça fait tellement longtemps que je rêve d’embarquer dans cette machine, de sentir le métal qui vibre quand elle s’ébranle et sentir la grosse fumée blanche nous envahir. Chaque soir, je regarde mon dessin au mur et je m’endors en y rêvant.

Jos, votre fils qui vous aime

NOTE. Jos Ernest Gohier a trouvé la mort le lendemain, à l’âge de 17 ans, écrasé par l’arbre qu’il abattait seul.