Le jeudi 2 avril 2020, en soirée, un immense brasier d’origine inconnue tourne malheureusement une autre page d’un haut lieu patrimonial récréotouristique hippolytois, celui du bâtiment centenaire de l’ancien Hôtel Central.
« C’est une perte importante pour l’histoire de notre communauté », partageaient de nombreux badauds accourus devant cet immense brasier. Ils étaient désolés et impuissants comme les 35 pompiers présents, de Saint-Jérôme, Prévost, Sainte-Sophie, Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson, Sainte-Anne-des-Lacs et Saint-Calixte avec neuf camions d’incendie, dont sept autopompes-citernes, tous venus prêter main-forte au service de sécurité incendie municipal. Par chance, les trois occupants des lieux ont pu être évacués sans blessure, mais ils se retrouvent sans logement tout comme les commerçants. Le bâtiment est une perte totale.
100 ans de souvenirs *
Bâtiment intrinsèque à l’identité villageoise, l’Hôtel Central, construit en 1915 par Adélard Lacasse, a été durant plus de 60 ans, le, le rendez-vous très apprécié des voyageurs et villégiateurs. Lieu privilégié des Hippolytois, plusieurs y ont célébré des événements de vie citoyenne et familiale. Moderne au moment de sa construction, il répond au type d’hébergement et de restauration des années d’après la Grande Guerre et remplace le premier hôtel d’hébergement du village : l’Hôtel Saint-Hippolyte1, ouvert en 1890. Ce dernier offre, comme dans une maison de pension, gîte et couvert aux voyageurs et aux vacanciers. À cette époque, ceux qui ont l’opportunité de prendre des vacances, occupent leur journée en balade au grand air où chemin faisant se prélassent parfois couchés au soleil dans les champs.
Opportunité avec la fin de la prohibition
En 1919, le statut des établissements hôteliers change avec la fin de la prohibition.2 Émile Forget, entrepreneur hippolytois avisé, voit dans ce nouveau statut des établissements hôteliers une occasion d’affaires d’avenir. Il vend sa maison de pension Parkdale House, au lac de l’Achigan à la compagnie du Bell Telephone, qui la transforme en camp de vacances pour ses employés, et fait construire cet établissement qu’il nomme Hôtel Central.3 Les vacanciers villégiateurs y trouvent un hébergement de luxe avec service aux chambres et cuisine recherchée, souvent concoctée par un chef. De plus, ils ont dorénavant l’opportunité d’y déguster un choix de spiritueux4, tout cela dans une atmosphère de soirées musicales avec des artistes invités.5
Bar saloon et salle de danse
Ce lieu de soirée musicale et dansante, activités appréciées de la jeunesse, est rapidement adopté. Son bar saloon où l’on pénètre par une porte sur le côté, chemin du lac de l’Achigan, et sa salle de danse (où était le resto La pizzéria du Nord) sont très fréquentés surtout les soirées de fin de semaine. L’atmosphère y est très agréable comme le rapporte Pauline Brisson6 : « Entre les danses, dans les périodes de repos, il y avait toujours quelqu’un pour partir une chanson à la mode que tout le monde connaissait, alors, tout le monde chantait en chœur. »
Broadway hippolytois
De plus, événements sociaux ou réceptions de mariage qui s’y passent font la manchette des journaux de Saint-Jérôme, surtout si des invités de marque s’y trouvent. En 1931, l’Avenir du Nord7 rapporte que le samedi 5 décembre, plus de cent personnes sont présentes à une partie d’huîtres annuelle chez l’hôtelier Émile Forget. De plus, l’hôtel, comme d’autres établissements laurentiens, est l’un des lieux d’arrêt des tournées estivales d’artistes montréalais. Organisées par le promoteur Jean Lalonde, crooner des cabarets montréalais, propriétaire du poste de radio CKJL, La Voix des Laurentides et de l’hôtel Lapointe à Saint-Jérôme, c’est là, après des journées de promotion à la radio, qu’elles s’amorcent. Puis, la tournée se poursuit au Pigalle (Lafontaine), au B52 (Shawbridge), à l’Auberge du lac des Quatorze Îles, à l’Hôtel Central et dans plusieurs autres hôtels hippolytois. Chaque tournée donne l’occasion aux artistes, durant la semaine, de se reposer dans la nature laurentienne. D’ailleurs, quelques-uns adopteront Saint-Hippolyte comme lieu de villégiature : Henri Bergeron, Jen Roger, Michel Jasmin et autres.
Rendez-vous des gens d’affaires et des clubs sportifs
Après 1939 et jusqu’en 1951, plusieurs propriétaires se succèdent à la barre de l’hôtel: J. Hector Bélanger, Aurore Delorme et Georges Diotte. Durant ces années sans organisations récréatives municipales, des gens d’affaires s’associent à des organisateurs bénévoles d’activités sportives, ce que l’on désignerait aujourd’hui « organisations à but non lucratif » et fondent Le Cercle paroissial des loisirs de Saint-Hippolyte (1947) et La ligue des propriétaires et de la chambre de commerce de Saint-Hippolyte (1949, incorporée en 1953). Premier regroupement des gens d’affaires de Saint-Hippolyte, l’hôtel devient alors leur lieu de rendez-vous pour toutes occasions et célébrations. Pierre G. Snyder8, alors enfant, se rappelle d’y avoir accompagné son père, Gordon Snyder, conseiller municipal et membre de ces organisations. « L’hôtel était vaste et luxueux. Sa salle à manger avec son immense foyer pouvait accueillir un grand nombre de personnes. Comme enfant, il était interdit de franchir la porte qui conduisait au bar saloon derrière, mais à chaque fois qu’elle s’ouvrait, on pouvait voir apparaître un nuage de fumée et un brouhaha de paroles et de cris indistincts. Cela me faisait peur! »
C’est sans doute avec la famille de Renée Léonard, Donat Godmer et leurs enfants (1951 à 1955) que l’hôtel connut une immense popularité. L’ouverture des routes en hiver, réalisée sous l’administration du maire Félix Maillé, y a sûrement contribué grandement. Ce dernier, habile garagiste et bricoleur, a mis au point un souffleur à neige, a muni ses camions de grattoirs à neige et a ainsi assuré la sécurité sur les routes menant au village. Avec une route ouverte à l’année, de Saint-Jérôme au village, les soirées dédiées ne manquent pas à l’hôtel! Épluchette de blé d’Inde, dégustation d’huîtres, Halloween, soirées Reconnaissance, Fête des pêcheurs et des chasseurs, tout est prétexte pour festoyer. Et ces réceptions attirent beaucoup de visiteurs au village!
Parade de Noël et Carnaval d’hiver
Pour marquer ce grand pas vers la modernité, la famille Godmer organise plusieurs festivités entourant les fêtes de Noël et qui se répéteront durant plusieurs années. Entre autres, une parade du Père Noël avec la Fée des Étoiles sur une distance de plus de 17 km. « Mon père généreux, raconte Lucie Godmer9, en tant que Père Noël du village, profitait de ce moment pour remercier la population qui l’encourageait. Parade, carnaval et jeux, couronnement d’une Fée des étoiles, distribution gratuite de cadeaux à tous es enfants, rien ne manquait ! Imaginz, la parade débutait à Lafontaine, au début du cordon10, et tout le long du parcours ju’au village, les gens se joignaient en auto. Mais ainsi assis dans la décapotable ouverte, il faisait si froid que le gin circulait à flot. Arrivé au village, mon père pompette s’installait dans la grande salle près de la fournaise à l’huile. Ce n’était pas long qu’après avoir laissé tomber sa barbe, il cédait à un petit roupillon irrésistible. Tout le monde riait! »
Tremplin d’artistes
« Toute l’année, cet établissement était fréquenté par beaucoup d’artistes et de vedettes, poursuit Lucie Godmer. Jean Béliveau, joueur de hockey du Canadien, Jacques Bélanger, commentateur des matchs au Forum avec Michel Normandin. C’était aussi un tremplin pour beaucoup de jeunes vedettes locales à qui mon père donnait la chance de se produire. Parmi celles-là, il y a eu le groupe Le 25e Régiment avec les regrettés Boule Noire11 et Carol Dicaire. Le chef d’orchestre et compositeur Jean Deslauriers de Radio-Canada y venait régulièrement. Ce dernier nous donnait des billets gratuits pour assister, le dimanche soir, aux Concerts lyriques Molson. On y écoutait les chanteurs Claire Gagné, Pierrette Alarie et son mari, Jean Paul Simoneau. Nous nous organisions alors un groupe et Vianney Lauzon nous y amenait dans son taxi. C’était tellement une belle soirée! »12
Soirée festive, autobus gratuit
Donat Godmer, astucieux entrepreneur, organisait pour les vacanciers, résidents et jeunes adultes qui habitaient Saint-Jérôme, un service gratuit de transport par autobus à l’exemple du principe des autobus nowhere13. Tous les vendredis et samedis, à dix-neuf heures, un autobus les attendait à l’ancien terminus d’autobus de Saint-Jérôme, à côté de la cathédrale, et les y ramenait. Le samedi soir, elle les reconduisait à minuit afin qu’ils puissent assister à la messe obligatoire célébrée à la cathédrale.
Célébration des fêtes du 100e
En 1969, durant l’année du centenaire de la municipalité, l’Hôtel Central a aussi été le principal lieu de célébrations. Parmi les festivités organisées, Suzanne (Lauzon) Thibault se rappelle du branle-bas pour préparer l’émission Soirée canadienne. Filmée en direct dans le studio de Télé-7 (CHLT-Sherbrooke) avec Louis Bilodeau, animateur, il fallait tout pratiquer avant. « Depuis plusieurs semaines, relate Suzanne Thibault, nous réunissions les gens avec leur costume d’époque, dans une salle de l’Hôtel Central que mettaient à notre disposition les frères Roger et Gaston Poirier. Suivant le scénario prévu pour l’émission, nous pratiquions danses, chansons et souvenirs à raconter. Il m’a fallu faire preuve de beaucoup de persuasion auprès des Hippolytois pour qu’ils dépassent leur gêne et y participent.
Ce fut entre autres le cas pour les doyens que l’on devait présenter. J’avais approché Albert Lauzon et Élie Lachance. Hésitants, ces derniers avaient accepté à condition qu’ils soient ensemble. La journée du tournage, l’autobus était prévu pour un départ hâtif à six heures trente le matin à l’hôtel et un retour tard en fin de soirée. La veille, Albert Lauzon tombe malade. Élie Lachance sachant cela, refuse d’y venir! Toute cette préparation pour rien!
Et ce n’est pas tout ! Après cette longue journée, revenus à l’hôtel en fin de soirée, une fête s’est organisée spontanément pour célébrer cet événement. Malgré notre fatigue, il nous a fallu recommencer toute l’émission devant nos admirateurs. Nous sommes sortis de l’hôtel vers trois heures du matin. Dire que nous devions recommencer le tout quelques semaines plus tard, pour l’émission Madame est servie, animée par Réal Giguère et Claude Blanchard. Cette fois, Élie Lachance a accepté d’y participer. »14
- Commerce appelé aussi Hôtel du lac de l’Achigan, les propriétaires ont étés : Howard Claire et Hermine Giguère, Thais Guénette et Adélard Lacasse.
- Depuis 1898, le plébiscite sur la prohibition de l’alcool au Canada, mais dont l’administration confiée à la juridiction des provinces et des municipalités, interdit les établissements hôteliers d’offrir des boissons alcoolisées sous peine d’amende. Mais le référendum tenu en avril 1919, sous la pression des Canadiens qui ont participé à la Grande Guerre en Europe où des boissons alcoolisées ne sont pas prohibées, vient changer les pratiques hôtelières. Cette loi avait fait naître un commerce illicite de contrebande avec les États-Unis et la fabrication maison d’alcool, dite « baboche ou bagosse »
- Ce qualificatif, « central » était courant à cette époque. Il qualifiait des bâtiments villageois : école centrale, bureau de poste central, épicerie centrale et leur donnait une importance afin de les différencier d’autres bâtiments sur un territoire municipal qui offraient le même service.
4 C’est à cette époque que les grandes villes possédaient un Bureaux de la commission des liqueurs, où peu de choix de spiritueux étaient vendus contrairement aux choix d’alcools.
5 Beaucoup de trios et de quatuors classiques ou de jazz offraient des spectacles dans des hôtels. L’Auberge Chez Pierre, au lac Gordon, offrait dans les mêmes années, cette qualité de services recherchée jusqu’aux États-Unis.
6 Pauline Brisson, Parmi mes souvenirs : portrait d’une époque, les années vingt, trente et quarante, avril 1996.
7 Avenir du Nord, 1931.
8 Entrevue réalisée avec Pierre G. Snyder, 2018.
9 A.Michel LeDoux, Hôtels hippolytois des années 1930 à 1980, Le Sentier, septembre à décembre 2016.
- cordon: expression commune souvent donnée à une route très sinueuse à cette époque. Aujourd’hui, la route 333.
11 De son véritable nom, Georges Thurston.
12 Ibid (9).
13 Autobus nowhere : nom donné à certains services d’autobus offerts gratuitement à des vacanciers montréalais, mais sans destination connue de leur part vers un lieu de plein air en bordure de l’eau. 1940.
14 Entrevue réalisée avec le couple Suzanne Lauzon-Thibault et André Thibault, 2016.